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Jean-Michel Bouhours

Ancien chef du service Cinéma au Musée national d'Art moderne Centre Georges-Pompidou, actuellement conservateur en chef de la Principauté de Monaco, chargé du projet muséographique du Nouveau Musée National de Monaco.

 

La Pénélope de Raymond Hains

Je rencontrai Raymond Hains pour la première fois en 1980. Le rendez-vous avait été organisé par Daniel Abadie, qui avait été l’artisan de l’exposition « Hains et la photographie » au CNAC de la rue Berryer en 1976. La rencontre eut lieu dans un restaurant près de Beaubourg le midi. Abadie avait en tête de remettre sur le métier le projet du film Pénélope, commencé 30 ans plus tôt par l’artiste et abandonné en cours, vraisemblablement par découragement de ceux qui participaient à ce travail d’équipe.
D’emblée le personnage s’avérait une énigme ; Daniel m’avait prévenu, nous parlerions de beaucoup de sujets à table, sans doute un peu du film mais très rapidement, un mot, une image, une anecdote ferait filer la conversation vers d’autres sujets. Il faudrait composer avec cette pensée fuyante impossible à attraper par la queue pour en stabiliser le propos. Il fallait tenter de ramener une conversation à tiroirs, composée d’analogies et de souvenirs mais surtout de jeux du langage pour lesquels le nom du marquis de Bièvre revenait très régulièrement, à du factuel ; et cette conversation-là ne pouvait qu’ennuyer Raymond Hains. Nous n’avions d’autres solutions que de laisser le mécanisme de pensée hainsien faire son chemin et tenter de glaner ici ou là quelques indices. Sur les intentions et surtout sur ce qu’il fallait faire de ces rushes non montés. Hains, l’onomaturge, n’est pas homme à revenir sur un projet de trente ans ; c’était un … « peintre de tradition orale » pour reprendre une expression de Gil J Wolman, et cette oralité, associative et analogique, ne connaît qu’un temps, le temps présent. Le passé était secondaire et Pénélope avec. Nous ne pourrions affirmer avoir convaincu R. Hains lors de ce déjeuner du bien-fondé de l’entreprise. Vraisemblablement, nous n’y avions pas mis assez de temps. Nous n’allions pas obtenir de quitus ; mais Raymond Hains ne s’opposa pas à l’entreprise et laissa faire.
L’ensemble des rushes avait été conservé dans une de ces cantines métalliques vertes, sous la forme de bobineaux de 30 mètres de pellicule 16mm. Il y avait là non seulement une partie du matériel de Pénélope mais aussi des bobines relevant d’autres projets de films : Loi du 29 juillet 1881, film perdu qui cependant fut projeté en public selon Villeglé, le générique Unesco, des rushes tournés dans les rue de St Brieuc où l’on aperçoit un homme-sandwich du nom de Hains…
Hains et Villeglé avaient eu des contacts avec le milieu cinématographique ; ils avaient rencontré Jacques Brunet, chef du service cinématographique de l’Unesco qui leur commandera un générique en lettres éclatées (retrouvées partiellement dans la cantine verte ), mais également avec Hi Hirsh, cinéaste expérimental américain de la côte ouest, installé à Paris. Hirsh tournera deux films aux relents hainsiens : Autumn Spectrum dont les rythmes et la structure des reflets de couleurs sur les eaux dormantes des canaux d’Amsterdam rappelaient certaines photographies hypnagogiques comme La Chimère d’Arezzo (1947) ; quant à son Défense d’afficher (1958) c’était un hommage explicite aux palissades parisiennes, à la Loi du 29 juillet 1881 et à la « France déchirée ».
Une bobine ne ressemblait pas au reste ; il s’agissait d’un film peint directement sur la pellicule qui se révélait être un petit film de Villeglé, qui s’était essayé en 1952 à la technique du film direct après avoir vu les œuvres du canadien Norman Mac Laren, qui lui avait fait connaître Brunet. Paris Saint-Brieuc était sauvé de l’oubli.
Filmé en kodachrome, les couleurs des rushes de Pénélope étaient restées intacts, mais l’ensemble ne représentait hélas qu’une partie de ce qui avait été tourné pendant quatre années, du mois d’août 1950 au mois de juillet 54. Les bobineaux correspondaient aux séquences tournées en plein air, à Saint Servan en Bretagne avec un hypnagogoscope, invention hainsienne consistant en une caméra mécanique 16mm (ou un appareil photographique), une chambre noire à soufflet pour augmenter la focale et un objectif fait d’un ou plusieurs verres cannelés superposés. Les premières photographies cannelées avaient été réalisées à partir de 1947, puis exposées sous le titre de « Hypnagogies », chez Colette Allendy en 1948.
Hains est venu à l’abstraction par les voies du surréalisme. Ayant appris la photographie chez Emmanuel Sougez, il expérimente à partir de 1947 les techniques du photogramme, de la surimpression, utilise les prismes diffractant ou les surfaces déformantes et combine ces diverses techniques pour faire disparaître le sujet. Les verres cannelés allaient se révéler un dispositif radical, qui broyait irrémédiablement la forme des objets, au profit d’une transcription strictement photogénique. Cette dissolution de la forme dans la trame laisse place aux seules valeurs de lumière et de couleurs. Hains et Villeglé faisaient défiler derrière l’hypnagogoscope de longs collages de rectangles alignés. La distance entre cette bande et le verre cannelé, unique intervention dans la profondeur du champ, avaient une incidence sur la qualité de la ligne dont les images hypnagogiques, se référant au pictorialisme, proposaient une approche inédite ; tantôt fines et nettes, tantôt épaisses, floues et d’une extraordinaire tactilité, quand la distance entre le plan du verre et le plan des gouaches défilant augmentait. Permettant des mouvements horizontaux ou verticaux dans le plan du verre uniquement, le dispositif de prises de vues s’affranchit des lois de la perspective. Les images sont plates et sans centre et ce qui reste de l’objet se retrouve dans un non-espace descriptif, transformé en une sorte de traduction encodée.
Il manquait dans cette cantine verte la quasi-totalité de la seconde phase du projet de « Pénélope » qui prend forme au cours de l’année 54 quand Hains et Villeglé cherchent à détourner une contrainte focale de l’hypnagogoscope qui les contraignait à une trame et un rapport de formes. Ils veulent notamment des détails de ces images résolument planes, sans aucun effet de profondeur et dont tout mouvement relevait d’un repère géométrique. Il leur fallait recourir à une autre technique, secondaire, celle du dessin animé afin de tourner des gros plans de ces évolutions de formes.
Les prises de vues allaient se dérouler au 26 rue Delambre dans un deux pièces-cuisine transformé en studio d’animation. L’animation consistait en un retraitement de l’image hypnagogique. Selon Villeglé, Jean-Michel Mension, membre de l’ex-Internationale lettriste, avait commencé le travail dès la fin de l’année 1953 en réalisant des agrandissements photographiques d’une image sur quatre, tirée des rushes cinématographiques. Villeglé lui-même devait abandonner son travail alimentaire dans les bibliothèques pour se consacrer pleinement au projet de film. Villeglé réalisait les dessins sur bristol d’après les agrandissements photographiques ; Eliane Papai, autre personnage de la nébuleuse de l’I.L avait été engagée pour reproduire les phases intermédiaires entre deux dessins ; quant à Jacques Scapagna, il appliquait à la peinture glycérophtalique les couleurs. Hains en supervisait le rendu qui visiblement faisait l’objet de nombreux atermoiements. Un technicien filma les dessins mais semble t-il lors de la projection des rushes à St Brieuc à la fin de l’été 54, le résultat n’apparut pas convaincant à Hains et Villeglé.
Si ces séquences manquaient en 1980, c’est qu’elles avaient convaincu Pierre Schaeffer, qui en 1960 pour le Groupe de Recherche sur l’Image de la télévision française voulut les utiliser pour un projet de petit film (moins de 5 minutes) créé sur la base de correspondances entre peinture et musique : « Etude aux allures »
Dans l’impossibilité de remettre la main sur ce matériel de toute première importance, il restait à envisager, pour sortir Pénélope de l’oubli, une approche plus archivistique, s’abstenir de toute subjectivation pour privilégier la sauvegarde et la transmission des images. Dès lors, considérer que l’on aurait terminé ce que Hains et Villeglé avaient commencé trente années plus tôt relèverait de l’imposture. Pénélope avait été une aventure au long cours, sans finalité autre qu’une aventure artistique ; peut-être devait-il rester ce film indéterminé ?

Jean-Michel Bouhours